Après le bachot, l’administration coloniale me parut un bon moyen de réaliser mes rêves. J’imaginais que j’y ferais à peu près ce que je voudrais, pensant comme les coloniaux de l’Ancien Régime qu’en Asie et en Afrique « Dieu est haut et le roi est loin ».
Dans l’histoire du monde, colonisation et décolonisation se succèdent comme les marées montantes puis descendantes de l’océan. Le mouvement est général, irrésistible mais ses formes et sa force varient suivant les temps et les lieux, selon la sagesse, la folie ou le génie des hommes. Tout ce qu’on a dit ou écrit sur les bienfaits et les méfaits de la colonisation, sur les réussites et les échecs de la décolonisation est vrai ou l’a été, localement, fugitivement. Les généralisations sont fausses, sans exception.
Pendant les deux guerres, 1914-1918 et 1939-1945, les Africains ont été, chaque hiver, retirés des unités combattantes pour être mis au repos dans le Midi. En septembre 1944, la 1ère division française libre appliquera la même règle aux 6 000 Africains dont plusieurs centaines y servaient sans discontinuer depuis 1941. Ils seront aussitôt remplacés par des volontaires venant des Forces françaises de l’intérieur (F.F.I.). Les Antillais, au contraire, refusèrent catégoriquement cette relève qui les assimilait à des Africains.
Les soldats noirs des Forces françaises libres seront traités de la même façon que les Blancs : même solde, même uniforme, même nourriture. Les unités formés de recrues africaines ne seront pas des régiments de « tirailleurs » mais des bataillons et des régiments de marche, comme le célèbre régiment de marche du Tchad, constitué par Leclerc en 1940 et qui le suivra jusqu’à Berchtesgaden, en 1945.
De leur côté les Russes qui gouvernent d’une poigne de fer un vaste empire européen et asiatique, en l’isolant autant que possible du reste du monde, ne se gênent pas pour démolir la colonisation « capitaliste », avec la complicité servile des partis communistes occidentaux, mais ils n’échapperont pas au mouvement général ; leur tour viendra.
Au risque de choquer les anticolonialistes primaires ainsi que les amis du Viêt-Minh, devenus rares mais plus nombreux dans les années cinquante, je dirai que la présence de Vietnamiens, Cambodgiens, Laotiens dans le corps expéditionnaire, sous uniforme français, ne me choque pas. Ils avaient de bonnes raisons de se battre contre le Viêt-Minh qu’ils connaissaient mieux que nous et ils ne se faisaient aucune illusion sur leur sort quand Hô Chi Minh serait le maître.
Tel n’était pas le cas des Africains. Le combat douteux de la France en Indochine n’est pas l’affaire des Berbères du Rif, des Bambaras du Mali ou des Mossis du Burkina. Autant j’ai approuvé l’engagement des troupes coloniales dans la guerre mondiale, car les nazis victorieux auraient traité les Noirs en « race inférieure », autant j’ai condamné l’enrôlement des Africains dans la guerre d’Indochine qui n’était pas leur guerre. Parmi les fautes des gouvernements de la IVe République, celle-là est une des plus graves, politiquement et moralement. Je ne suis pas seul de cet avis : Leclerc, avant son départ pour l’Indochine, avait refusé les unités nord-africaines qu’on lui proposait.
En Mauritanie, les Maures s’affirment comme blancs même s’ils ne le sont pas toujours – ils s’appellent eux-mêmes « beïdanes », c’est-à-dire « blancs » – par opposition aux Noirs de la vallée du fleuve Sénégal qu’ils avaient depuis des siècles l’habitude de razzier et d’asservir. Non sans arrière-pensées ils se placent dans le même camp que les militaires, les administrateurs qui exercent le pouvoir. Combien de fois n’ai-je pas entendu mes interlocuteurs beïdanes me dire « eux », c’est-à-dire les Noirs, par opposition à « nous », Maures et Français. Le racisme, loin d’éloigner le colonisateur du colonisé, les rapprochait face aux « autres ».
En imposant la paix par la force des armes, la France avait établi des règles que son administration s’efforçait de faire respecter. Si l’esclavage des Noirs subsistait en fait, malgré des lois et décrets qui l’avaient aboli, la traite avait disparu et les esclaves en fuite n’étaient jamais rendus à leurs maîtres. Quant aux autres, qu’on appelait pudiquement serviteurs, on feignait de les considérer comme des travailleurs familiaux volontaires, ce qui était souvent le cas. L’essentiel était la situation des paysans noirs de la vallée du Sénégal, longtemps rançonnés, pillés, enlevés par les Maures. La France avait mis fin à ces brigandages. Par l’enseignement, elle avait même élevé la condition des Noirs du fleuve. Entrés, avant les Maures, dans l’armée et l’administration, ils y étaient plus nombreux et les Maures devaient s’en accommoder, puisqu’ils n’étaient pas les décideurs.
Matériellement la plus pauvre, la Mauritanie fut intellectuellement et spirituellement la plus riche : elle avait conquis ses colonisateurs.
L’introduction en 1946 d’institutions démocratiques exigées par la Constitution de la IVe République, a été un acte d’autorité du colonisateur. L’islam, spécialement l’islam du désert, ne connaît pas la démocratie et, au lendemain de la guerre, ne la réclamait pas : elle a été imposée en Mauritanie par la France. L’apparition de nouvelles élites issues du suffrage universel, parlementaires, conseillers territoriaux, entamait l’autorité des chefs traditionnels, durcissait les oppositions entre tribus et donnait parfois l’impression d’une tentative d’assimilation politique de notre part.
Je reprochai, un jour de 1964, à Sihanouk la politique de son gouvernement qui consistait à envoyer en U.R.S.S. la moitié des étudiants cambodgiens. Il me répondit très sérieusement : « Ceux que j’envoie à Paris reviennent communistes ; ceux que j’envoie à Moscou reviennent anticommunistes. »
Au soir du 22 décembre 1959 à Dakar, je quitte le palais, à pied et en uniforme, pour le port où m’attend le paquebot qui me transportera jusqu’à Marseille. Le général Gardet, commandant supérieur, a fait masser sur l’itinéraire toutes les troupes de la garnison qui me rendent une dernière fois les honneurs militaires. Sans qu’aucune consigne ait été donnée, des milliers d’Africains et d’Européens sont venus et occupent les trottoirs, le long du parcours. Pendant que je passe lentement devant la garde rouge, les parachutistes, les tirailleurs, les artilleurs, les marins, les aviateurs, le silence est total : ni cris, ni applaudissements, ni sifflets. Noirs et Blancs, jeunes et vieux, riches et pauvres, ceux qui voulaient l’indépendance et ceux qui l’ont combattue, chacun sent qu’il vit une heure solennelle.
Mon départ est le dernier acte d’une histoire qui a duré trois siècles. C’est le symbole du monde colonial qui disparaît pour faire place à un autre monde encore inconnu.
En Afrique, l’humanitaire est appelé de plus en plus souvent pour réparer les désastres causés par les crises politiques intérieures et non par les catastrophes naturelles. Or l’humanitaire n’a jamais résolu un problème politique : il n’est pas fait pour cela.
Dans la Somalie ruinée par la sécheresse persistante, en pleine anarchie, livrée aux bandes rivales, quand les O.N.G. veulent distribuer vivres et médicaments, elles ne peuvent le faire qu’avec l’accord des chefs de bande qui se font payer. Ils louent des soldats censés assurer la garde des dépôts, l’escorte des convois et le bon ordre des distributions. Ils prélèvent une part des vivres et des médicaments pour nourrir leurs troupes et vendent le surplus au marché noir, se procurant ainsi de l’argent pour acheter de nouvelles armes. Une retombée involontaire mais tragique de l’action des O.N.G. en Somalie a été de renforcer les bandes et d’aggraver l’anarchie.
Pourquoi les humanitaires qui savaient et ont maintenant vérifié la nécessité d’agir indépendamment des gouvernements et surtout de leurs forces armées, persévèrent-ils dans l’erreur d’analyse et la dramatisation des crises ?
D’abord, parce qu’ils croient, en tout bonne foi, qu’ils sont indispensables à l’Afrique, qui a pourtant vécu et survécu sans eux pendant des siècles. Ils soulignent les conséquences positives, d’ailleurs réelles, de leurs actions, minimisent les conséquences négatives et veulent ignorer le long terme, par exemple le frein que des distributions alimentaires généreuses et prolongées mettent au développement des cultures vivrières. De sérieuses études faites sur le terrain aboutissent à cette conclusion. Elles n’ont été ni discutées ni prise en compte.
Il y a une autre raison : l’Afrique est nécessaire aux humanitaires. Elle les attire comme un aimant : « On a remplacé la demande par l’offre. Hier, on répondait aux crises, aujourd’hui on va au devant d’elles », constate Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières. Si, par miracle, l’Afrique au sud du Sahara sortait en quelques années du sous-développement, plusieurs agences des Nations Unies seraient en chômage et les organisations humanitaires non gouvernementales devraient plier bagage. Or, le premier objectif de toute administration même caritative est de persévérer dans l’être.