En l’étouffant sous une soutane on avait fait de lui un apprenti révolutionnaire. Par une aberration insigne, sa famille l’avait poussé dans les rangs de la sédition ! De ce jeune seigneur qui, par son intelligence, son ambition, son orgueil, et son double pouvoir de séduire et de dominer était comme un modèle d’aristocrate, ses parents venaient de faire l’ennemi d’une société et d’une civilisation qu’il incarnait mieux qu’aucun des siens et dont il aurait pu être le plus habile défenseur.
Toute sa vie, il restera fidèle aux idées de 1789, aux réformes faites par la Constituante auxquelles il prit une part immense – mais non la plus voyante. Talleyrand ne fait pas de volume mais il a du poids. Il agit en profondeur. On l’accuse de ne rien faire parce qu’on ne le voit pas s’agiter. Il parle peu à la tribune ; il converse dans les couloirs. Le discours en soi, l’apparat, l’effet ne sont pas son affaire. C’est voyant et vulgaire. Il n’est pas démagogue. Il s’est refusé à se servir de sa voix qu’il avait très belle, très profonde, grave et forte s’il le voulait, douce et chaude dans le privé, « une voix de velours ». Habile comédien comme il l’était, il eût tiré de cet organe des effets remarquables sur les foules – mais justement, il était contre « les effets ». Il laissait ce talent, qui relevait de la parade de cirque à son ami Mirabeau qui, on le sait, y faisait merveille.
Ayant enfin compris la situation, le comte d’Artois en tira la conclusion. Ce n’est pas celle d’un petit-fils d’Henri IV et de Louis XIV. « Quant à moi, dit-il à Talleyrand qui n’en croyait pas ses oreilles, mon parti est pris. Je pars demain, je quitte la France. »
Voila qui donnait l’exemple : quand tout va mal, on va voir ailleurs si la vie est plus agréable. Peut-être avait-il été découragé par l’attitude du roi ? Il avait compris comme Talleyrand que la cause était perdue. Néanmoins, c’est Talleyrand qui eut l’attitude d’un prince, il exhorta le frère du roi à rester, il lui montra que son exemple allait être contagieux, que le roi serait seul, enfin qu’il ne devait pas partir. Rien n’y fit. A son tour, Talleyrand tira de la conduite du prince la leçon qu’elle comportait. Elle est cynique. « Alors, Monseigneur, il ne reste plus à chacun de nous qu’à songer à ses propres intérêts puisque le roi et les princes désertent les leurs et ceux de la monarchie. » La réponse du comte d’Artois est accablante : « En effet, c’est ce que je vous conseille de faire. Quoi qu’il arrive, je ne pourrai vous blâmer, et comptez toujours sur mon amitié. »
Pour achever de peindre cette scène incroyable, il ne nous manque qu’un détail : c’est le regard que jeta Talleyrand sur la sortie du comte d’Artois. De quel froid mépris il dut accompagner ce prince de sang, futur roi de France, qui, dans le moment le plus tragique de notre histoire, lui conseillait de déserter !
En France, on lui pardonnait ses maîtresses, mais non son agiotage et ses spéculations, en Amérique on aurait plutôt admiré ses talents financiers mais on ne lui pardonna pas le désordre de ses moeurs ! En changeant de climat, la morale a ses caprices.
Ce qu’on oublie trop souvent en France, c’est que, bien que Talleyrand coutât cher aux gouvernements étrangers, ceux-ci avaient pour lui une certaine considération parce qu’il avait une ligne politique : il savait négocier et il voulait négocier la paix.
Pour Napoléon la France n’était qu’un pays conquis qui lui offrait un tremplin incomparable pour d’autres conquêtes, elle avait la langue de la civilisation européenne et le prestige des idées nouvelles, elle ne fut qu’une étape du destin vertigineux de l’Empereur qu’il croyait encore plus vertigineux qu’il n’était. Pour Talleyrand, la France était à la fois sa chair et son âme, il y était enraciné, l’idée qu’il s’en faisait était parfaitement définie, délimitée, dessinée comme un visage. Il la voyait charnellement inscrite dans les frontières immuables que la géographie et l’histoire avaient tracées. Il en suivait le cheminement comme celui de sa propre famille. C’était le contraire du vertige, de la violence, des rapts, des annexions impériales. Les armes de Talleyrand étaient la tradition, la sagesse, le droit et le temps. Lui seul osa s’attaquer au maître invincible de l’Europe. Ce boiteux, chef d’un escadron de femmes du faubourg Saint-Germain, commença tranquillement à déboulonner le colosse. Il le fit sans trembler, certain de son droit d’intervenir dans le destin hasardeux qui menait la France à l’abîme.
Il conseilla à M. de Semallé d’engager les Bourbons à faire leur entrée dans Paris avec le drapeau tricolore et non avec le drapeau blanc. L’autre eut un haut-le-corps. Il s’écria que c’était impossible. A quoi Talleyrand répondit : « Croyez-vous, Monsieur, qu’on puisse sacrifier l’intérêt d’une nation à l’amour-propre d’une famille ? » Le coup tombait de haut : il tombait de l’an 987, du haut de huit siècles. Le Périgord de 1814 faisait roi, sans trop de ménagement, le Capétien de 1814, comme son aïeul Adalbert de Périgord avait fait roi, sans trop de ménagement, le premier Capétien. Talleyrand se sentait investi d’une sorte de droit héréditaire à intervenir dans l’histoire de la nation. Personne n’était alors plus qualifié que lui pour la représenter et pour la pousser vers l’avenir.
Louis XVIII s’étonna d’un air faussement admiratif et très ironique de l’aisance avec laquelle Talleyrand, qui avait servi le Directoire et l’Empire, avait pu abattre le premier pour installer le second et le second pour revenir à la sagesse. Talleyrand, de l’air le plus naturel, le plus doux et le plus dangereux du monde, répondit au roi : « Mon Dieu, sire, je n’ai rien fait de cela ; c’est quelque chose d’inexplicable que j’ai en moi qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent. »
Comme Louis XVIII ne voulait à aucun prix laisser déposséder son parent le roi de Saxe par la Prusse, comme l’avidité effrayante de la Prusse réclamait sans cesse la Saxe, la Rhénanie, le Luxembourg et la Belgique, l’Angleterre appuya ses revendications sur un point : la Rhénanie. Elle le fit surtout pour placer une machine de guerre sur la frontière française. Elle pensa que ce que Napoléon avait réussi une fois, d’autres Napoléons pourraient, plus tard, tenter de le réussir. La France se trouvait ainsi sous la surveillance menaçante d’une armée cantonnée en permanence à 220 kilomètres de Paris sur une frontière ouverte. On installait à notre porte une nation ivre de haine depuis Iéna. L’Angleterre faisait une excellente affaire. Elle installait gratuitement un terrible gendarme sur le Rhin. On connaît la suite : Bismarck, Sadowa, Sedan, l’annexion de l’Alsace-Lorraine, la guerre de 1914, Hitler. L’Europe assassinée. Après son ami Voltaire, Talleyrand aurait eu quelque raison de dire : « Mon Dieu, gardez-moi de mes amis, de mes ennemis, je m’en charge. »
Lorsqu’il parlait à ses intimes de son oeuvre politique et qu’il essayait de la juger, il répétait un mot que lui avait cité Goethe, à Erfurt, et dont l’auteur était Luther : « Mes bonnes oeuvres me font plus peur que mes péchés. » Mot profond s’il en est, que Talleyrand adapta à son usage. Quelle était sa « bonne oeuvre » et où était « son péché » d’homme d’Etat ? Etait-ce la fidélité inconditionnelle ou l’abandon calculé et utile ? « Les régimes passent, la France reste. Parfois, en servant un régime avec ardeur, on peut trahir tous les intérêts de son pays, mais en servant celui-ci on est sûr de ne trahir que des intermittences. »
Il était très sensible aux manières de ses invités. Les fautes de goût le choquaient plus que l’ingratitude ou que l’hostilité. « On reçoit quelqu’un suivant le nom ou l’habit qu’il porte, disait-il, on le reconduit suivant l’esprit qu’il montre. » Et parfois la porte se refermait pour toujours sur certains visiteurs. En général, il avait l’air de ne rien voir, mais il lui arrivait de relever certaines fautes. Il se peignait lui-même dans les leçons qu’il donnait. Ainsi dans la remarque qu’il fit à l’un de ses invités de passage qui but d’un trait un verre de cognac de suprême qualité qu’on venait de lui servir. Talleyrand lui apprit comment on devait se comporter devant certains chefs-d’oeuvre : « On prend son verre au creux de sa main, on le réchauffe, on l’agite en lui donnant une impulsion circulaire afin que la liqueur dégage son parfum. Alors, on la porte à ses narines, on la respire… – Et puis, monseigneur ? – Et puis, monsieur, on pose son verre et on en parle… »
Il comprit que le moment était venu : il fallait s’accuser et se repentir. Il ne s’était pas confessé depuis 1789… Un demi-siècle d’absence. Il voulut se dresser : on manoeuvra les cordes, on l’installa au bord du lit soutenu par des coussins, les jambes pendantes, déjà mortes. Toute sa force était dans ses mains qui se saisirent de celles de l’abbé qu’il ne lâcha plus. La chambre s’était vidée, ils étaient seuls. Quand l’abbé voulut lui donner l’absolution, il ne sut comment dégager sa main droite. Il fut bouleversé et attendri par la confession de son pénitent, par sa soumission et son repentir – mieux exprimés dans ses paroles que dans ses deux lettres.
Après la confession, la chambre s’était remplie d’un seul coup. L’abbé lui administra les derniers sacrements. Le prince eut encore un mot, le dernier. Au moment où l’abbé allait procéder à l’onction des mains, Talleyrand les ferma et tendit les poings au lieu de tendre la paume et il dit : « N’oubliez pas, M. l’abbé, que je suis évêque. » En effet, c’était sur la paume qu’il avait reçu l’onction épiscopal en 1789. Ainsi, de son propre aveu, il mourut évêque : c’était donc l’Eglise qui avait raison. C’est peut-être le plus bel hommage qu’elle ait reçu d’un apostat.