Paris, Desclée De Brouwer, 1963.
Raïssa Maritain (1883-1960), née Raïssa Oumansoff est une philosophe et poète française juive d’origine russe. Elle rencontre Jacques Maritain à l’université avec lequel elle suit, sur les conseils de Charles Péguy, les cours d’Henri Bergson au Collège de France. Ils se convertiront en 1905 au catholicisme au contact de Léon Bloy avant leur mariage. Avec son mari elle a été pendant plus d’un demi-siècle, au centre d’un cénacle d’intellectuels catholiques français.
1915
L’humilité, l’anéantissement devant Dieu, cela se comprend trop bien ! Mais l’humilité d’un saint devant toute créature ? Je le comprends ainsi : la créature même sainte est par elle-même celle qui n’est pas, comme Dieu l’a dit à sainte Catherine de Sienne. En s’estimant au-dessus d’une âme quelconque on s’estime quelque chose, et par là on manque à l’humilité due à Dieu, qui est de reconnaître notre néant. Que si on ne s’estime en rien soi-même, mais reconnaît une grâce comme venant de la miséricorde de Dieu on ne manque pas à l’humilité, ni à la justice, car on ne s’attribue rien à soi-même. Ainsi saint Paul a pu énumérer un grand nombre de grâces qui lui avaient été faites. Généralement quand on se reconnaît quelque bien en se comparant au prochain on fait comme le pharisien. Nous ne devrions regarder jamais que Dieu et nous-mêmes, et ne nous occuper du prochain que pour lui rendre service. p. 29.
1916
25 mai. – « Arrête et vois que je suis Dieu. » – Précepte du sabbat ou du dimanche. Arrête, quitte toutes tes occupations, et vois, vois Dieu, contemple-le, donne-lui ta pensée et ton cœur ; rends-lui grâces. Impression que c’est là ce qui m’est demandé chaque matin ; cela paraît proportionné à mes forces, puisque c’est une chose simple et facile que tous les hommes devraient faire au moins le dimanche… et ils ne le font pas. pp. 29-30.
1917
16 août. – Si nous devons être miséricordieux et compatissants à l’égard du prochain, c’est surtout lorsque nous connaissons son défaut dominant. Le premier mouvement est de porter là toute notre sévérité, mais au contraire, il faut y porter toute notre charité : car c’est une faiblesse qui doit nous être sacrée parce que Dieu seul peut la traiter et la guérir. Ces grands défauts de nos frères sont comme une nudité sur laquelle il ne nous est pas permis de porter les yeux. Mais que chacun porte ses misères devant le regard de Dieu, en l’implorant humblement de nous guérir. Car ce divin regard peut voir toute nudité, aussi bien tout est à nu devant lui qui guérit et revêt de lumière. p. 54.
1918
21 avril. – A Jacques : Hier j’ai eu une bonne matinée. De nouveau lorsque je me recueille, je retrouve les mêmes exigences simples de Dieu : la douceur, l’humilité, la charité, la simplicité intérieure ; on ne me demande rien d’autre. Et tout à coup j’ai vu clairement que ces vertus sont exigées, parce que par elles le cœur devient habitable à Dieu et au prochain d’une manière intime et permanente. Elles en font une cellule agréable. La dureté, l’orgueil heurtent, la complexité inquiète. Mais l’humilité et la douceur accueillent, et la simplicité rassure. Ces vertus « passives » ont un caractère éminemment social. p. 65.
10 juin. – Par l’oraison il ne s’agit pas de faire descendre Dieu du ciel ! Il est là, en nous, par la grâce. Il s’agit de descendre nous-mêmes au fond de notre âme, et cela encore en déblayant les obstacles. p. 69.
Civiliser c’est spiritualiser.
Le progrès purement matériel peut y concourir, si les promoteurs de ce progrès se proposent de soulager l’humanité de la lourde charge des nécessités matérielles, et de lui procurer les loisirs nécessaires à la vie spirituelle.
Mais le progrès matériel qui ne sert qu’à satisfaire la cupidité toujours croissante, toutes les concupiscences de la chair, et la volonté de puissance, est un retour à la barbarie, c’est-à-dire à l’animalité, à la matière, au chaos. p. 90.